Vous avez dit civilisation ?

Cyril Brun, directeur de la rédaction de Cyrano, se livre à un petit décryptage philosophique et sémantique de ce que révèle l’emploi de l’expression « guerre de civilisation », par Manuel Valls.

Le mot défraie la chronique depuis dimanche soir et la sortie du Premier Ministre. « Guerre de civilisation(s) », au pluriel ou au singulier, où notre « civilisation humaine » s’affronte à la « barbarie djihadiste ». Mot d’apparence anodine, dont l’usage sémantique semblait depuis plusieurs années l’apanage de dangereux extrémistes, campés sur leurs positions d’arrière-garde. Mot pourtant employé par Mme Taubira, qui ne souhaitait, à travers le mariage pour tous, rien moins qu’un « changement de civilisation ».

Voici donc un nouveau mot que les médias vont désormais s’approprier et que nous allons voir coloniser pendant quelques jours nos écrans télé, hashtags et autres gros titres aguicheurs. Aussi, avant que l’amalgame médiatico-politique ne fasse son œuvre, posons-nous la question : De quoi parlons-nous quand nous parlons de civilisation ?

Comme tant d’autres entrées de notre dictionnaire, le terme « civilisation » peut revêtir plusieurs sens, qui tendent à se confondre dans les tribunes politiques du moment. Il semble que les ténors du parti socialiste emploient l’expression au singulier. Une guerre de civilisation, ainsi précisée, signifie que la guerre entend « civiliser ». Il ne s’agit pas de l’affrontement de plusieurs civilisations qui se font la guerre. Dans ce cas en effet, il faut comprendre que « civilisation » ne désigne pas un contenu (telle civilisation) mais une action, celle de civiliser. Acception que nous pouvons mettre en parallèle à l’expression de notre ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, parlant de « civilisation humaine » face à la « barbarie djihadiste », rejoint en renfort par Ségolène Royal. Il n’y aurait plus qu’une seule civilisation (la nôtre), opposée à la barbarie. Nous en reviendrions donc, en somme, au clivage antique des Romains (ou des Grecs) et des Barbares.

De prime abord, nous pourrions paradoxalement croire que les propos de Manuel Valls dressent deux mondes les uns contre les autres. Deux mondes opposés certes, mais considérés sur un même pied d’égalité. C’est du reste ce que craint Julien Dray lorsqu’il pointe du doigt le risque de division au sein de la communauté française, alors que nous devrions être tous unis derrière le terrorisme. Il y aurait donc une union possible « des civilisations » face au terrorisme. Ce qui a entraîné le petit correctif presque grammatical du ministre de l’intérieur. Correctif, en mode décodeur des propos du premier ministre : Il n’y a bien qu’une civilisation face aux Barbares appelés désormais terroristes, à moins que ce ne soit l’inverse, les terroristes devenant des Barbares.

Finalement, l’apparent amalgame est très cohérent. Mais son glissement doit nous alerter. Sous l’expression « civilisation humaine », il faut désormais entendre l’ensemble de ce qui n’est pas du terrorisme barbare. Ainsi donc, est civilisé ce qui est « humain ». Et ce glissement est extrêmement préoccupant. D’abord, il renoue avec l’idée manichéenne d’un monde fait de deux blocs, les « gentils » et les méchants. Les bons étant civilisés et les méchants, Barbares. Ensuite, l’hémistiche qui sépare ces deux mondes sous-entend la définition d’un monde humain et d’un monde inhumain. Cependant, l’expression « civilisation humaine » ne constitue-t-elle pas en soi un pléonasme ? Pouvons-nous affirmer qu’une civilisation peut ne pas être humaine ? Ainsi se trouvent opposées « civilisation humaine » et « civilisation inhumaine ». Dans ce cas, que penser des propos du Garde des sceaux, militant en France pour un « changement de civilisation » ? En suivant ce raisonnement, nous passons lentement d’une civilisation à l’autre, de l’inhumanité d’une société à l’humanité d’un monde libre et nouveau, débarrassée enfin de la poussière des siècles.

Il est intéressant de noter deux points. Avec cette conception, nous retrouvons ici l’idéologie dix-neuvièmiste d’une hiérarchie des civilisations. Celle-là même que soutenait Jules Ferry, symbole choisi du quinquennat Hollande. Jules Ferry, qui par-là justifiait la colonisation des peuples, aujourd’hui fustigée par ses héritiers. Nous nous approchons également du sens de l’Histoire cher à Hegel, qui observait la marche du temps comme un progrès continu de l’Humanité vers sa libération.

Or, l’emploi, désormais au singulier, de l’expression « guerre de civilisation » par Manuel Valls sous-entend la supériorité de la civilisation qu’il défend et donc sa promotion. Finalement, la guerre de civilisation, défendue par d’éminents ministres, ressemblerait presqu’à une croisade de civilisation… Mais pas n’importe laquelle. Il s’agit de cette civilisation humaine, la seule possible. Le rêve d’une civilisation unique, cette utopie récurrente de l’Internationale socialiste qui nous renvoie 150 ans en arrière. La vision même du monde et de la civilisation, prônée par l’idéologie socialiste du changement, n’est en effet qu’un immense recul. Avec une telle pensée, nous revenons au mythe de l’Occident civilisateur, de la hiérarchie des civilisations et de la « civilisation » à apporter au bon sauvage.

C’est oublier que ce que nous nommons, nous depuis peu au regard de l’Histoire, la « civilisation » désigne d’abord ce monde organisé en cités et qui s’est cru lui-même supérieur. Les Grecs, que nous vénérons aujourd’hui comme les plus civilisés des hommes, avaient défini eux-mêmes les critères de « civilisation ». Appartenir au monde des cités recouvrait, sous l’Antiquité, un certain nombre de conditions sine qua non qui distinguaient ces Grecs des autres Grecs, et au-delà des Barbares. Et ces « normes » seraient loin de satisfaire aux critères « humains » de la civilisation de Bernard Cazeneuve. Avec le temps, la civilisation est devenue un ensemble de d’ « items » qui définissent, par leur concomitance, un art de vivre dans un lieu et un temps donné. Du reste, parler de civilisation nécessite toujours de préciser de quelle civilisation il s’agit. La civilisation grecque était tout aussi « barbare », par certains aspects, que les terroristes djihadistes, lesquels ne forment pas une civilisation, mais sont une expression particulière de la civilisation dont ils sont issus.

Nous en arrivons à la question cruciale. Quels sont les critères de cette « civilisation humaine » dont parle le ministre de l’intérieur ? Comment intégrer dans ce nouvel ensemble l’ensemble des marqueurs des « vielles civilisations » ? La civilisation humaine est-elle le plus petit dénominateur commun à toutes les civilisations « non barbares » ? Ou bien la civilisation humaine va-t-elle devoir s’imposer à toutes ces futures « sous civilisations » qui bientôt ne seront plus qu’un objet d’étude ethnologique ? Tout cela ne procède-t-il pas du « changement de civilisation » de Mme Taubira ? Cette déconstruction à l’ordre du jour n’est-elle pas, elle aussi, l’aurore du « grand jour » où les hommes seront tous unis derrière une seule et même… utopie ?

Les hommes ? Mais de quels hommes parlons-nous ? Car nous sommes bien dans une « guerre de civilisations », au pluriel cette fois. L’Islam, qui veut s’imposer et se glisse habilement dans tous les interstices de la déconstruction, en premier lieu le gender (véritable idéologie de cette civilisation dite humaine), mais aussi les civilisations africaines, orientales et la civilisation chrétienne. Nous sommes, n’en doutons pas, en pleine guerre de civilisations, où pour s’étendre certains prendront les armes les plus diverses, où, pour survivre, d’autres entreront en résistance. C’est bien autre chose que du communautarisme et ce sera bien plus violent, parce que derrière une civilisation se cache la véritable problématique, celle du bonheur de chaque être humain.

Alors dans l’arène du cirque que construisent aujourd’hui les militantismes divers, il ne s’agira pas seulement de détruire l’autre, mais de garantir le bonheur véritable de tous. Qu’on les mette toutes à l’épreuve et qu’elles rendent compte de leurs promesses. S’il y a une « hiérarchie » entre les civilisations, le seul critère possible est celui du bien des peuples. Encore faut-il comprendre quel est ce bien.

> Cyril Brun est le directeur de la rédaction du site Cyrano.net.

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4 Comments

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  • 0 / 10
  • jsg , 30 juin 2015 @ 16 h 44 min

    Il ne faut pas chercher de sens défini à toute expression d’un politique au sens étriqué par l’idéologie comme c’est le cas de MV. Ces gens se foutent pas mal du sens exact des mots qu’ils utilisent, car ils s’en servent pour se “valoriser” à l’instant T quitte à donner un sens opposé le lendemain.
    Ces phrases sonnent creux et ne sont qu’un rideau de fumée pour cacher le désastre de leur gestion idéologique passée. Ils se sont enfermés dans des lois votées par eux, à cause desquelles, maintenant ils sont tétanisés à en constater les effets dévastateurs.
    Alors, qu’ils se démerdent avec leur “civilisation”, ils seront rattrapés par leurs erreurs dramatiques et devront en payer le prix.

  • Paule C , 30 juin 2015 @ 20 h 10 min

    Aucun de nos politiques n’est assez cultivé pour connaître le sens des mots qu’il utilise. C’est toujours de l’a peu près, du n’importe quoi, quand ça n’est pas carrément des contresens.

  • kebir50 , 2 juillet 2015 @ 1 h 42 min

    Ce n’est pas une guerre de civilisation mais une guerre de Culture. Il y a des humains qui avancent avec leur temps et d’autres qui retournent aux ténèbres. Pour ces derniers, il faut de nouveau utiliser les outils d’époque, c’est à dire la bonne vieille guillotine de nos ancêtres.

  • BRUTION 57 , 4 juillet 2015 @ 11 h 33 min

    “Tout ce que l’homme a ajouté à l’Homme, c’est ce que nous appelons en bloc la civilisation”. Cette définition de Jean Rostand me semble pertinente et montre que toute civilisation est par essence humaine. Le fond du problème est que depuis le 11 Septembre 2001, on a voulu nier les différences entre les civilisations : elles ne sont pas équivalentes par l’histoire et la géographie. Ainsi, je suis incapable de dire que la civilisation inca est supérieure à la chinoise, et vice-versa. Depuis cette date, je dis et répète qu’à force de vouloir nier les différences, on précipite le choc des civilisations. En outre, je crois que les civilisations ne sont pas miscibles dans un avenir proche. C’est aussi ce que disait le général de Gaulle avec la métaphore de l’huile et du vinaigre qui finissent toujours par se séparer dans une bouteille ! En général, on oppose la nature et la barbarie à la civilisation.

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