Propriété privée chinoise : pour rappel, la Chine est toujours communiste

J’ai récemment reçu, de la part d’un de mes lecteurs expatriés (que je remercie au passage), un intéressant descriptif de ce qui se passe actuellement en Chine. Et alors que Xi Jinping semble avoir le vent en poupe, le pays est toujours une dictature et il est parfois bon de se le rappeler. Et dans une dictature, la notion de propriété privée n’a décidément pas le même sens qu’ailleurs ; dans ce cadre, la comparaison avec la gestion française de cette même propriété privée, même si elle est pleine d’entorse, laisse l’avantage à la France. Pour combien de temps encore ?

En Chine, on vient donc d’assister à la destruction extra-légale de dizaines « d’abris de jardin », c’est-à-dire des parcelles constituées d’une maisonnette et d’un bout de terrain contenant des plantations sous serre. Cette année, la location de ces petites propriétés comme résidence secondaire est en effet devenue très populaire parmi la classe moyenne pékinoise, avant que le gouvernement n’y mette son nez évidemment.

Un de mes amis pékinois m’a envoyé la photo suivante, un soir d’août :

Il s’agit des ruines d’un « abri agricole » (da pengfang, 大棚房) qu’il louait (1) dans la banlieue de Beijing. Adjacent à celle-ci étaient une serre et une petite parcelle de terrain, sur lesquelles il cultivait quelques plantes et arbres fruitiers. Ce type de résidences secondaires est récemment devenu populaire au sein de la classe moyenne pékinoise, car elles représentent un loisir peu onéreux qui répond aux préoccupations de la population urbaine sur la qualité de l’air ou de la nourriture.

Plusieurs centaines de ces constructions ont été détruites entre le 14 et le 15 août dans cette zone, sur décision unilatérale et arbitraire du gouvernement local. Ces destructions semblent être courantes récemment dans les environs de la capitale, mais je n’ai constaté de visu que celle-ci.

Les autorités ont justifié ces destructions en arguant que les aménagements effectués sur ces terrains contrevenaient aux lois en vigueur. Toutefois aucune décision de justice n’a pu être produite pour justifier cette démolition.

La raison inavouée, et aussi beaucoup plus plausible, est que nous sommes à la veille du 19e Congrès du PCC, période éminemment propice aux débordements sécuritaires et à l’arbitraire étatique. Ces destructions s’inscriraient alors dans une stratégie de contrôle et de reflux des populations immigrées de l’intérieur (waidiren, 外地人) installées dans la région pékinoise. Ces « abris agricoles » pouvant être utilisés pour loger des immigrants désargentés, le pouvoir préférerait ne pas prendre de risques et tout détruire.

Ce n’est évidemment qu’une hypothèse, les véritables raisons peuvent être beaucoup plus triviales (simple différend entre le gérant de la zone et une huile du gouvernement local).

L’auteur de l’article traduit ci-dessous, paru sur Wechat dans les jours qui ont suivi la démolition, est un des locataires qui a vu son bien détruit. Je ne connais pas personnellement l’auteur, je n’ai aucun contact avec lui et cette traduction n’a en aucun cas reçu son autorisation. Toute erreur ou imprécision est de mon fait.

Par prudence, j’ai effacé toute mention qui permettrait d’identifier trop facilement le lieu et/ou les personnes dont il est question ici.

Cette affaire me semble particulièrement emblématique du véritable obstacle au développement de la Chine : l’absence d’état de droit et de notion moderne de propriété privée. Peu importe les chiffres mirobolants (et probablement truqués) de la croissance chinoise, peu importe les changements de slogan et d’orientation du pouvoir, peu importe même la soi-disant lutte contre la corruption dont Xi Jinping s’est fait le champion : la Chine ne pourra pas atteindre un développement satisfaisant pour sa population tant qu’elle ne satisfera pas aux exigences les plus élémentaires de l’état de droit. Cette affaire, quoiqu’au fond anecdotique, montre le chemin qu’il reste à parcourir.


Je ne sais pas de quel niveau du gouvernement(2) l’ordre de s’occuper des « abris agricoles » est venu, mais ce qui est sûr c’est que les autorités dans toute la ville se sont levées comme un seul homme pour l’exécuter !

Les média officiels n’ont eu qu’à annoncer qu’il fallait en finir avec cette odieuse menace, qu’aussitôt s’est levé la clameur d’une armée de bulldozers partant à l’assaut.

Je suis moi-même locataire d’un de ces « abris agricoles », sauf que contrairement à ce qu’on raconte dans les journaux, le mien n’a rien d’une villa sur la Côte d’Azur. J’ai planté quelques arbres fruitiers sur mon lopin, un potager à l’intérieur de la serre, la surface habitable doit faire 9m² à tout casser. Il y a une mezzanine, c’est vrai, en bas il faut courber l’échine pour aller au toilette, en haut se plier en quatre pour entrer dans son lit. En bas, j’ai installé des sanitaires rudimentaires, une plaque chauffante, sur la mezzanine qui ne fait guère que 3m de long sur 2m de large, un lit spartiate qui me servait pour la sieste, ainsi qu’un minuscule climatiseur pour avoir un peu de fraîcheur. Non pas que l’isolation soit si bonne que je ne saurais faire usage d’un appareil plus imposant, mais tout simplement parce qu’il n’y aurait pas la place de le mettre.

Au début du mois d’août, l’autorité du village de XXX a placardé sur toutes les portes un « avis » nous prévenant qu’on allait s’occuper des « abris agricoles », avis bientôt suivi d’un autre du propriétaire de la zone pour nous avertir des travaux à faire pour se mettre en conformité. Le lendemain, nous étions anormalement nombreux sur notre parcelle, les voitures encombraient les allées. Nous sommes tous venus qui pour démonter ses toilettes, qui pour enlever ses plaques chauffantes, qui pour dissimuler à la hâte un bout de terrain cimenté en douce, en un mot pour nous mettre en conformité avec la loi. Les plus jeunes d’entre nous ont créé un groupe sur Wechat(3) sur lequel il donnait des conseils à leurs aînés sur les travaux à faire pour être tranquille. Ironie du sort, c’est de ce groupe de conversation qu’est venu le désastreux individu qui nous a frappé !

Comment le qualifier ? Sale gosse lui irait bien, a moins que ce ne soit plutôt une de ces personnes aigries à la recherche de n’importe quelle excuse pour faire parler un peu d’elle. Je ne sais plus sous quelle identité elle était connue dans notre groupe de conversation, mais elle a honteusement déformé la réalité pour produire un article mensonger dans lequel nous passons pour des nababs sans scrupules. Quelques exemples de ce sommet de journalisme : le minuscule bureau dans lequel s’effectuaient les tâches administratives est devenu « une structure de coordination pour le développement de la zone ». On va dire que je chipote ? À peine !

Nous avions un entrepôt commun pour nos semences et notre engrais dans la zone. Dans son article, cet entrepôt est inexplicablement devenu « un complexe de restauration collective ». J’y ai encore deux sacs de fumier, si ça vous tente je vous invite à dîner ! Non ?

Le propriétaire stockait une baignoire dans une des serres, sans qu’aucun de nous n’ait jamais su ce qu’il comptait en faire exactement. Il n’en fallait guère plus à notre pisse-copie pour transformer nos paisibles retraités en amateurs de shows tels qu’on en trouve dans le « Red Light District » de certaines villes européennes. Ça vous dérange si papy se rince l’œil pendant que vous prenez votre douche ?

Comment un compte-rendu si faux et malhonnête a pu sortir de presse reste pour nous un mystère. Cet article est paru en ligne le 14 vers 4h du matin. Quelques heures plus tard, alors que nous n’avions reçu aucun avis de démolition d’une quelconque cours de justice, ni aucun avis d’expulsion des autorités locales, une foule de jeunes hommes casqués en uniforme noir a fait irruption dans la zone. Ils étaient accompagnés de plusieurs engins de chantier. Nous en avons même oublié de regarder le taux de particules fines dans l’air ce matin-là : c’était la guerre ici !

Une journée n’a pas suffi. Les démolisseurs sont alors revenus le lendemain pour terminer leur sinistre besogne. 62 ans presque jour pour jour après la capitulation de l’Empereur du Japon, nous aussi, vieillards rabougris pas les ans, hissons le drapeau blanc ! Nous ne faisons pas le poids face à cette armée de gaillards casqués et tatoués de la tête au pied(4) ! Nous ne pouvons que regarder à bonne distance alors qu’ils se déchaînent contre nos terrains ! L’après-midi, le champ de bataille est sous la loi martiale, les responsables politiques locaux sont venus sur place. Moi, je ne suis qu’un vieillard sans grade, comment me verraient-ils de si haut ? Pourquoi viennent-ils, selon vous ? Pourquoi si ce n’est pour être pris en photo en train de planter le drapeau rouge ? On aurait dit la libération de Nankin. Mais dites-moi, nous qui jouons les « réfugiés » dans l’histoire, que comptez-vous faire de nous ?

Parlons un peu d’une de nos voisines. Mamie Le a plus de 70 ans, dont 36 ans d’ancienneté dans le Parti. Elle a 4 sœurs, dont la plus jeune a déjà la soixantaine. Les 5 sœurs ont entrepris cette année d’aménager leur lopin et l’abri attenant : pas un clou ni un planche n’est le fruit d’un quelconque détournement de fonds, pas une fleur ni une salade de leur potager qui ne soit le fruit de leur labeur, et tout cela pourquoi ? « Pour s’amuser, pardi ! » N’est-ce pas ça que l’on appelle une « société harmonieuse » ?

Ces lopins sont occupés à 70% par les anciens « jeunes éduqués »(5) qui, ironie de l’histoire, vont aujourd’hui d’eux-mêmes cultiver la terre avec ardeur ! Les hommes labourent, les femmes font la cuisine, qu’y a-t-il de mal à cela ? Est-ce que quelqu’un pourrait remonter mon humble doléance au Président Xi : est-ce qu’on a encore le droit de faire ça ? N’est-ce pas la « société harmonieuse » dont vous faites la promotion ? À moins que la « société harmonieuse », ce ne soit de nous forcer à venir en masse quémander au gouvernement qu’il nous verse l’obole pour nos vieux jours ?

Décidé par les masses pour le bénéfice des masses : c’est tellement beau qu’on dirait une proposition du Parti Communiste Chinois.

Franchement, n’est-ce pas de ce genre d’initiatives dont nous avons besoin aujourd’hui ? 500 foyers, plus de 1000 individus qui font face au gouvernement ? Cette fois, ce dernier n’a même pas pris la peine d’enrober son action dans la propagande, ni de mobiliser les citoyens par un patient travail idéologique, au lieu de ça ils se sont contentés de venir se faire prendre en photo en train de planter le drapeau rouge sur nos ruines. On avait l’impression que ce jour-là ce n’était plus une simple mise en conformité avec la loi, mais véritablement un acte de guerre. Comment se peut-il qu’autant de gens qui ont travaillé paisiblement toute leur vie pour subvenir aux besoins de leur famille devienne du jour au lendemain des vauriens et des traîtres que le gouvernement puisse traiter ainsi en ennemi ?

Le 16 août il ne restait rien de ce que nous avions fait, tout était enterré dans les décombres. Les fruits sur les arbres, la vigne que j’avais plantée avaient été arrachés par les combattants. Et mes oies, où sont-elles ? Mes poules ! Les citrouilles de Mamie Le ? Arrachées ! Un vrai carnage, on dirait qu’un tremblement de terre de magnitude 8 vient de passer par là ! Et ces « soldats », ils ont déjà entendu parler des « Trois grandes règles de discipline et des huit points d’attention »(6) ? Tant qu’on y est, ils n’avaient qu’à voler l’argent et les poules, comme des vrais bandits !

Catastrophe ! Un instant d’inattention, et nos droits se sont envolés comme des oiseaux dont on aurait négligé de fermer la cage ! État de droit, qu’ils disaient…

La grande armée est passée par là, ne laissant que désolation derrière elle !

Il pleut aujourd’hui, l’engrais biologique qui se trouve désormais enfoui sous les ruines va pourrir, il ne manquerait plus qu’une épidémie par dessus tout ça.

Mes frères, mes sœurs, fuyez tant qu’il en est encore temps !

[Fin de l’article traduit]


[Notes]
1. La notion de propriété privée reste très floue en Chine. Formellement, l’État seul peut être propriétaire de la terre. Ici, un investisseur a « acheté » à l’État l’usufruit pour l’ensemble de la « zone », qu’il a divisée en parcelles qu’il sous-loue ensuite à des particuliers comme mon ami. Pour simplifier les choses, j’ai décidé de parler de « locataire ».

2. Détail anecdotique, mais intéressant : l’auteur remplace systématiquement le terme 政府, « gouvernement », par « ZF », abréviation de la transcription pinyin « zhengfu ». Stratégie courante d’évitement de mots-clés trop facilement repérables sur un média aussi surveillé que Wechat.

3. Application de conversation en ligne extrêmement populaire en Chine, c’est aussi un réseau social, un médium d’information, un porte-monnaie électronique etc. Évidemment, il est prudent lorsqu’on utilise Wechat de supposer que tout ce qui s’y passe est parfaitement transparent pour le gouvernement.

4. Simple supposition, mais la mention des tatouages laisse penser que ce ne sont pas des policiers qui se sont chargés de la basse besogne de démolition, et ce n’est pas la première fois que j’entends que les autorités n’auraient guère de scrupules à déléguer à la pègre les opérations d’intimidation les plus scabreuses d’un point de vue légal. Toutefois, en l’absence de preuves…

5. 知识青年 : littéralement « jeunesse intellectuelle ». Terme désignant particulièrement la jeunesse éduquée des grandes villes qui alla parfois de son plein gré, le plus souvent contrainte et forcée, travailler à la campagne à l’époque de la Révolution Culturelle.

6. Doctrine de l’Armée Populaire de Libération relative à l’attitude à adopter vis-à-vis des populations civiles, souvent condensée dans la formule « [ne prendre au peuple] pas même une seule aiguille ou un bout de chiffon ». Cette doctrine a été globalement respectée par les troupes communistes durant la guerre contre le Japon et la guerre civile qui s’ensuivit, et a joué un rôle non négligeable dans la victoire finale des communistes.

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1 Comment

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  • Charles-de , 31 octobre 2017 @ 0 h 50 min

    Dans une dictature communiste, TOUT APPARTIENT A L’ETAT, Y COMPRIS LES GENS.

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