Bernard Zimmern : « Nous sommes 20 ou 30 à Paris à nous occuper de politiques publiques, contre 1 000 à 2 000 à Washington, D.C. »

Bernard Zimmern, X et ENA, Président fondateur de la Fondation IFRAP, revient pour Le Bulletin d’Amérique sur sa découverte des Etats-Unis, la création de son institut et se prête au jeu d’une analyse comparée des sociétés civiles française et américaine, épinglant au passage l’étude sur les inégalités de Saez et Piketty.

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Le Bulletin d’Amérique : Vous avez créé l’Ifrap en 1985. Quelle était alors votre intention ?

Bernard Zimmern : J’ai été très frappé ces années-là par la montée en puissance de la bureaucratie en France. J’avais créé une société à Paris pour développer mes inventions. Je fus freiné par la paperasserie, les nombreux contrôles. Je devais aller mendier mille francs à mes amis à Bruxelles pour aller vendre mes inventions à Tokyo. Je me suis dit que mes petits camarades de Polytechnique et de l’ENA ne devaient pas connaître le management.

Après ces déboires, j’ai installé mon laboratoire aux Etats-Unis, en 1983. C’est là que j’ai visité les principales fondations – le CATO Institute, la Heritage Foudation – et vu comment la société civile se défendait et comment les entrepreneurs américains, une fois leur fortune établie, se posaient tous la question, vers 55-60 ans : « comment et à quoi cette fortune, petite ou grosse, peut-elle servir ? ».

Ce fut votre cas…

Il y a bien entendu quelques besoins à satisfaire, et ceux de mes enfants – en sachant qu’il ne faut pas leur donner beaucoup d’argent, il faut qu’ils se fassent eux-mêmes – mais quand on n’a pas de grands besoins, cette question se pose en effet. Pensez à Sam Walton, qui a créé Wall Mart  mais utilisait toujours la même Ford 1970 quand il est mort dans les années 90. Quand on est un véritable entrepreneur, on est passionné de développer son affaire , et personnellement c’est mon cas. Si je pouvais mettre la même paire de chaussure ou le même complet tous les jours j’y verrais peu d’inconvénient. Bon, le complet il faut bien le repasser de temps en temps mais l’idée est que les choses matérielles ont peu d’importance. Je pourrais rouler en Porsche mais ça ne m’intéresse absolument pas.

On a d’autres centres d’intérêt et je crois que c’est vrai pour la plupart des entrepreneurs américains qui ont réussi, en tout cas de ceux qui forment la « new money ». Il faut se rappeler qu’aux Etats-Unis, les deux-tiers des fortunes sont de la « new money ». En France, elles ne représentent qu’un tiers des fortunes. C’est grave : les riches français – par exemple Liliane Bettencourt – ont établi une image du riche qui n’a rien à voir avec celle du riche américain. Au contraire, quand on a 55 ans, il faut se demander ce qu’on peut faire avec la fortune qu’on a amassée, et utiliser son énergie une fois qu’on a passé la main dans son entreprise : au bout d’un certain temps l’énergie commence à faiblir, mais il en reste suffisamment pour cette phase très intéressante de l’entrepreneuriat américain, qui est la générosité, le non lucratif. Je me suis dit que c’était un exemple. J’ai créé deux fondations : une privée – que vous gérez vous-même mais ne pouvez déduire que 30% de vos revenus – et une publique, ou vous pouvez aller jusqu’à 50%. Ce système a permis de financer l’IFRAP de 1985 à 2008.

Quelles ont été vos premières conclusions ?

Pour faire bref, nous avons très vite découvert dans nos premières études en 1986 que la France a beaucoup trop de fonctionnaires. Ce pays était géré par eux : 23-24% de la population active était fonctionnaire – alors qu’au Japon ils n’en étaient qu’à 7%. C’était dramatique. Nous avons été parmi les premiers en France à percevoir ce qui est maintenant une évidence, au point que le gouvernement a finalement décidé de ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux.

Votre modèle de développement peut-il être rapproché de celui de la Fondation Heritage ?

Ce fut en effet l’idée, à l’échelle de mes moyens. Nous avons du faire face à un problème français : la bureaucratie française s’est très bien défendue, en interdisant de facto à la société civile de s’occuper des questions de politique publiques – on vous autorise à gagner de l’argent, le plus possible, pour que vous payez un maximum d’impôts – que nous, bureaucrates, serons mieux capables que vous de redistribuer. On ne veut surtout pas que vous vous occupiez de politiques publiques. Et comment fait-on pour éviter que vous le fassiez ? Le contraire de ce qui se passe aux Etats-Unis : on vous empêche de donner des moyens à la société civile pour qu’elle mène ses recherches sur les politiques publiques.

Vous avez donc fait partie de ces précurseurs du mouvement think tank français. Bouleversent-ils la Politique ?

Oui. Je sais bien leurs limites car que j’ai d’abord travaillé dans des clubs de réflexion. Ils se qualifient souvent de « think tanks » mais on commençait à travailler à 21 heures, le soir. Forcément, quand on a déjà une activité, on ne peut pas produire de grandes choses. Cela impacte la réflexion libérale française : faute de moyens, on fait de la théorie. La force des conservateurs US, c’est bien sûr la théorie – Milton Friedman par exemple – mais aussi ceux qui se trouvent derrière : c’est le travail de terrain, qui démontre ces théories en faisant la chasse aux détournements d’argent public, qui sont courants, comme l’a si bien démontré James Buchanan, le prix Nobel 1971.

Buchanan et l’école des choix publics vous ont ainsi profondément marqué ?

Depuis cette époque là, je conçois le mouvement think tank comme l’antidote du « public choice ». Le « public choice », qu’est ce que c’est ? C’est la compréhension de la bureaucratie : comment un petit nombre de personnes peut prendre très peu d’argent dans la poche de beaucoup pour mettre de gros montants dans la poche de quelques-uns, eux. A partir de là, une asymétrie se créé : un individu a très peu d’intérêt à attaquer cela, puisqu’on ne lui prend jamais que quelques euros dans la poche. Le think tank, c’est l’antidote : on va demander des dons à quelques milliers de personnes pour démonter les manipulations par lesquelles les gens qui vivent de l’Etat utilisent l’asymétrie montrée par l’école des choix publics.

Si l’on devait comparer les sociétés civiles américaines et françaises, quel jugement porteriez-vous ?

C’est ce que j’ai découvert aux USA, que j’ai essayé d’appliquer en France. Mais c’est difficile : nous n’avons pas les lois fiscales qui permettent de le faire. Je rappelle que l’ensemble de la charité, des dons, représente 2,7 milliards d’euros par an en France. Aux Etats Unis, c’est 310 milliards de dollars de dons. Le chiffre d’affaire du tiers secteur américain – tout ce qui est géré par des fondations – est plutôt de l’ordre de 1 500 milliards : 10 à 15% du budget civil du gouvernement américain. Il représente aussi 90% du budget des musées, 45% du budget de la santé. En France, nous n’avons presque rien : la bureaucratie a conservé le monopole de la définition des politiques publiques. On dénombre 10 000 fondations françaises. Il en existe 1,4 millions aux Etats-Unis.

Nous sommes 20 ou 30 à Paris à nous occuper de politiques publiques. Si je prends un compas et que je fais un cercle d’un kilomètre autour du Capitole à Washington, je dois en avoir 1 000 à 2 000.

Nous sommes 20 ou 30 à Paris à nous occuper de politiques publiques. Si je prends un compas et que je fais un cercle d’un kilomètre autour du Capitole à Washington, je dois en avoir 1000 à 2000. C’est très important, par exemple lorsqu’un gouvernement n’a pas les mêmes idées que le précédent et décide de réduire la bureaucratie. Le nouveau gouvernement peut avoir de très grandes idées, mais c’est dans le détail que se cache le diable. Et s’il n’y a pas des chargés de mission auprès du ministre pour mener la bataille et s’occuper des détails, tout est coulé. Les think tanks américains de droite et de gauche l’ont parfaitement compris : que ce soit Heritage ou, de l’autre côté, la Brookings Institution et l’Urban Institute. Ces gens là préparent des jeunes qui sont prêts à entrer dans les cabinets le jour où le pouvoir de leur tendance est élu. En France, la plus grande partie des idées du Président de la République a  été torpillée par la bureaucratie qui devait la mettre en place. Prenez l’exemple de la loi ISF TEPA, dont je pense être à l’origine avec le député Jean-Michel Fourgous. Nous l’avons présentée au cabinet Sarkozy en 2004. Mais en 2007, l’Administration a plafonné l’avantage fiscal à  50 000 euros. Maintenant, l’Elysée a probablement compris qu’il fallait une augmentation des plafonds, que l’investissement direct doit se faire par les gens qui ont de l’argent. Si vous limitez à 50 000 euros, ça intéresse peu de monde. Ils préfèrent les confier à  des fonds et ceux-ci vont toujours investir dans des phases ultérieures de développement des entreprises, presque jamais dans les créations.

Barack Obama a suscité un grand enthousiasme. L’avez-vous partagé ?

La politique de Barack Obama peut être une catastrophe pour l’Amérique, notamment le Health Care. Il se trouve que mon fils est Professeur au South Western de Dallas, un des centres médicaux de formation nationaux. Il est très impressionné par la complexité du Health Care. S’il n’y a pas des aménagements féroces dans ce système, il risque d’être un boulet aux pieds de la société américaine. Mais c’est réparable : prenez les « Veteran hospitals, » comble de l’administration. J’ai suivi leur réforme dans les années 90. Tout a été transformé. Aux USA, c’est possible.

Ronald Reagan était-il un modèle ?

J’ai vécu la révolution Reagan car je suis arrivé aux Etats-Unis en 1983. J’étais en quelque sorte aux premières loges : je l’ai rencontré une fois à la Maison Blanche et j’ai aussi été invité sur la côté ouest, il était à la table à côté de moi. Ce sont des souvenirs assez uniques. On ne s’en rend pas compte quand on les vit, il faut le recul de l’histoire. Je me rappelle de la réaction de très bon amis à Paris : « tu te rends compte, un Président qui a été acteur de série B ». Comme s’il fallait sortir d’une grande école pour être Président !

Je crois en effet qu’il a reculé de 30 ans le déclin de l’Amérique. Mais il le dit lui-même : c’est une bataille qui ne se gagne jamais, elle doit  être livrée en permanence. En effet, le sort d’une certaine civilisation occidentale se joue – ne serait ce que par la montée en puissance de la Chine. Et aussi, par ce que progressivement la bureaucratie gagne du terrain. Prenez par exemple un chiffre : sur le plan budgétaire, l’Amérique a été en partie préservée parce que la proportion des fonctionnaires centraux était de l’ordre de 10%, contre 90% de fonctionnaires locaux. Or, ces derniers sont beaucoup moins payés. En France, nous sommes à 60/40. Nous avons environ 25% de la population active fonctionnarisée, aux USA de l’ordre de 15% et en plus les nôtres coûtent beaucoup, beaucoup plus cher proportionnellement. Notamment sous Bush, la montée des traitements des fonctionnaires centraux a été dramatique – pas loin de 10% par an. Le poids budgétaire commence à s’en faire sentir, l’Amérique se bureaucratise aussi, il ne faut pas penser que c’est un phénomène purement européen.

La politique de Ronald Reagan est aujourd’hui critiquée. On peut notamment penser à l’étude de Thomas Piketty, qui avait a voulu démontrer la hausse des inégalités aux Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?

Il va falloir démontrer la manipulation. Parce qu’il s’agit bien d’une manipulation. Les travaux de Piketty et Saez, qui sont magnifiés par Paul Krugman, prix Nobel d’économie, et toute la gauche américaine, contiennent de nombreux biais. Il faut savoir que ces études d’inégalités ont été réalisées uniquement à partir des impôts. Donc, ils ne tiennent pas compte dans leur calcul de la redistribution, c’est-à-dire des prélèvements sur les riches et des « food stamps ». Ils ont aussi très habilement choisi leur point de départ, au moment où les gens les plus riches transformaient leur patrimoine d’actions de  sociétés imposées par elle mêmes – c’est-à-dire à l’IS en France – en sociétés de personnes, où ils étaient directement imposés. Rien que ce mécanisme a fait croître considérablement l’imposition des gens qui possédaient des actions et donné à croire que leurs revenus avaient augmenté.

Nous sommes ensuite tombés il y a deux semaines sur une étude qui démontre que si vous enlevez quatre comtés américains, ceux de New York, de Washington DC, de San Diego et de San Francisco, vous faites disparaître la quasi-totalité de la croissance des inégalités aux Etats-Unis. Pourquoi ? Tout simplement parce que se trouvent dans ces comtés les quelques personnes, notamment avec le venture capital, qui ont fait la fortune de l’Amérique. Pensez à Bill Gates de Microsoft, Larry Page de Google ou encore Marc Zuckerberg de Facebook récemment. En même temps, Microsoft a fait plus de 1 000 millionnaires – qui se trouvent dans le même coin.

Aussi, nous avons publié une petite étude il y a une dizaine de jours, qui traite de la relation entre le GINI et la croissance des pays développés. Le GINI, c’est une mesure de l’inégalité : plus le chiffre est élevé, plus les inégalités sont fortes – l’Amérique est à 0,40, nous sommes en France à 0,28. Et bien, il existe une corrélation absolue : plus le GINI est élevé, plus la croissance est forte sur dix ans. J’en ai déjà donné l’explication : il ne s’agit pas de dire que l’inégalité créé la croissance, il s’agit de comprendre que, dans certains pays, il y a les gens qui peuvent entreprendre et enrichissent ensuite tout le monde. Il existe donc une croissance forte mais des inégalités fortes.Dans les pays développés, les inégalités sont le symbole du fait qu’il existe des entrepreneurs qui créent des richesses.

Et vous pensez que la richesse créée bénéficie peu à peu à l’ensemble de la société ?

Oui, bien sûr. J’ai étudié  cette question il y a une quinzaine d’années. Dans la plupart des pays, quand on étudie l’inégalité relative – quand on regarde le taux de personnes qui sont en dessous de 40% de la médiane des revenus, – on aboutit sur l’idée que l’inégalité est plus forte aux Etats-Unis qu’au Kazakhstan ou au Bangladesh. Forcément : ces pays sont très pauvres.  Ça n’a pas beaucoup de sens. En revanche, ce qui en a, c’est la mesure de la pauvreté absolue : on regarde un panier de minimum de vie – habitation, nourriture, – et on regarde le taux de personnes en dessous de ce seuil. Avec cette mesure, on se rend compte que le volume des pauvres diminue. Plus encore, quand on observe la réalité, on se rend compte que les 4/5èmes des pauvres aux Etats-Unis ont deux voitures, un logement de 200m², etc.

En conclusion, est-ce que les Etats-Unis ont quelque chose à apprendre de la France ?

Oui… ce qu’il ne faut pas faire ! Vous me faites penser à un éditorial de Krugman, dans le NY Times. Il écrivait en substance : « il ne faut pas avoir peur du Health Care d’Obama… les Français ont le même système et regardez les : ils sont riches, à Paris, la rue de la Paix, c’est l’opulence ! ». J’avais violemment réagi à ces mots, je trouvais qu’un raisonnement pareil, de la part d’un prix Nobel, était exagéré. Plusieurs personnes m’ont dit qu’il avait en fait déraillé depuis son prix Nobel.

Cette page est produite par l’Institut Coppet et le Bulletin d’Amérique.

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